Le Matin Dimanche: Manger, mais à quelle heure?

Tout autant que la valeur nutritionnelle de ce que l’on consomme, notre rythme alimentaire a un impact sur notre métabolisme. Au-delà du régime qui lui est lié, la chrononutrition devient sujet d’étude dans le monde scientifique pour ses incidences sur la santé.

Fabienne Rosset | Le Matin Dimanche

Selon le moment où on les avale, les aliments n’ont pas le même impact sur le corps. C’est en tout cas ce que prétend le pape de la chrononutrition, le Dr Alain Delabos, qui a protégé le terme depuis qu’il s’est autoproclamé découvreur de la chose, il y a une trentaine d’années. Depuis, ses livres fleurissent sans discontinuer sur les rayons «bien-être» des librairies et se passent de mains en mains entre adeptes des régimes. Le principe? S’alimenter selon un rythme qui suit le cycle du cortisol, l’hormone en charge de la régulation du métabolisme nutritionnel, qui évolue par vagues démarrant dès la fin du sommeil puis se manifestant toutes les quatre à six heures. Ou comment se nourrir avec ce que le corps est capable de métaboliser à un moment donné. Un précepte que connaissent bien les sportifs, pour optimiser leurs performances et éviter les carences énergétiques, entre autres. Mais pour le quidam, ça donne quoi? «J’ai appliqué ce qu’on connaissait en chronobiologie humaine au quotidien, en définissant quelle est la façon qui permet à l’organisme d’assurer le mieux possible sa métabolisation permanente. Le principe de base de la chrononutrition, c’est de respecter le cycle du cortisol. Si ce dernier est équilibré, le corps l’est aussi, explique le Dr Delabos. Ce qui compte, c’est de manger à certains moments, pas à certaines heures: au lever, on avalera des gras saturés, idéalement du fromage, et des céréales, au milieu de votre activité, de la viande et des féculents, à la fin de votre activité, des oléagineux et des sucres et avant le coucher, des poissons ou de la viande blanche avec des légumes.»

Concrètement, il faudrait donc manger «gras le matin, dense à midi, sucré pour la collation et léger le soir», pour optimiser son métabolisme. Et perdre du poids si on en a besoin, en suivant les quatre piliers temporels de ce «rééquilibrage alimentaire», puisque les chrono-nutritionnistes convaincus n’aiment pas le vendre comme un régime. «La chrononutrition suit la physiologie digestive, et en la respectant on va améliorer des paramètres de santé, outre la perte de poids, comme le diabète, le cholestérol ou l’hypertension par exemple, développe Emmanuelle Fleury, chrono-experte suisse diplômée. En mettant les bons aliments au bon moment, on évite les carences et notre corps nous dit merci.»

Rétablir le rythme alimentaire

Un courant diététique qui ne fait pas l’unanimité, côté spécialistes en nutrition, à l’instar de la micronutritionniste Birgit Boislard à Lausanne: «Je n’adhère pas à ce concept de chrononutrition, parce que ça ne correspond pas à la bio-individualité de chaque personne. Chaque être est différent et on ne peut pas appliquer le même régime pour tout le monde. Quelques principes de la chrononutrition peuvent éventuellement aider les gens à avoir un métabolisme plus performant, mais ce n’est certainement pas la panacée. Il est vrai qu’en mangeant gras et protéiné le matin, on est moins sujet aux fringales, et c’est une bonne chose de ne pas commencer la journée avec un repas qui ressemble à un dessert. Idem pour un repas léger le soir: on dort mieux et on stocke moins, durant le jeûne intermittent de la nuit. Mais l’assimilation n’est pas forcément meilleure parce que vous mangez tel aliment à tel moment de la journée. Elle dépend surtout de votre capacité digestive.»

N’en déplaise aux nutritionnistes, celles et ceux qui ont transformé leur silhouette en suivant les principes de la chrononutrition disent avoir fondu et ne jurent plus que par leur horloge interne lorsqu’il s’agit de s’alimenter. Une piste à suivre pour s’attaquer à des désordres alimentaires plus sérieux, comme l’obésité par exemple? Présidente de l’Association européenne pour l’étude de l’obésité et médecin adjointe agrégée aux HUG, responsable du programme Contrepoids, la Dr Nathalie Farpour-Lambert nuance: «À l’heure actuelle, nous n’avons pas assez d’évidence scientifique pour utiliser cette technique pour le traitement de l’obésité. Nous insistons néanmoins sur les horaires, pour s’assurer que les patients ont une structure alimentaire, avec trois repas principaux par jour et une collation vers 16-17 h. Nous savons qu’il est important de reprendre une structure alimentaire fixe pour réguler l’appétit. Rétablir ce rythme, c’est dans un sens déjà de la chrononutrition.»

Une pathologie sur laquelle le Dr Delabos a un avis bien établi: «Les obésités viennent des carences survenues par le fait de ne plus manger suffisamment d’aliments différents à des moments qui conviennent. Si on mélange trop d’aliments différents qui ne conviennent pas au mauvais moment, on va multiplier le besoin des enzymes pour gérer plusieurs aliments à la fois, fatiguer l’organisme et l’obliger à manger plus pour compenser la dépense d’énergie plus importante.»

Pas (encore) de preuves scientifiques

Si elle est utilisée dans le milieu sportif pour améliorer les performances et diminuer les carences, la chrononutrition ne l’est pas au niveau médical à proprement parler. Et les données scientifiques pour ce qui est de la gestion du poids n’existent peu ou pas. «Nous n’avons pas assez d’évidence pour dire que Mme X devrait manger son yaourt à telle heure et M. Y à telle heure. Mais nous recommandons que chacun des repas soit composé de féculents si possible complets, de légumes, de fruits et de sources de protéines», commente la Dr Farpour-Lambert qui insiste sur l’importance du rythme et de la structure alimentaire. Pas encore le recul nécessaire, mais en tout cas un intérêt grandissant du monde scientifique pour mettre en lumière ce lien entre le moment de la journée où on mange et son incidence sur la santé.

Responsable de la Consultation spécialisée des lipides du Service d’endocrinologie, diabétologie et métabolisme au CHUV, le Dr Tinh-Hai Collet confirme: «Scientifiquement, on n’a pas encore assez de données, à part des expériences chez l’animal et des observations courtes chez l’être humain. En tant que cliniciens, quand on constate ces désordres métaboliques chez nos patients, la première chose à aborder est l’alimentation: son contenu, l’équilibre entre les graisses, les protéines et les sucres. Ça reste toujours d’actualité, mais en plus on s’intéresse aujourd’hui au moment où mangent les patients et à leur rythme de sommeil. De nombreux chercheurs ont l’impression qu’il y a un lien entre notre métabolisme et le rythme alimentaire – c’est-à-dire le moment où l’on mange, et pas seulement ce qu’on mange.» Initiée et coordonnée par le spécialiste du CHUV justement, l’étude SwissChronoFood se penche depuis un an sur le rythme alimentaire des Suisses dès l’âge de 12 ans sur un cycle de 24 heures et sur les effets de la restriction alimentaire chronologique (ndlr: la traduction du terme anglais TRF, Time Restricted Feeding, une forme de chrononutrition) dans le syndrome métabolique.

Un jargon médical pour expliquer comment le rythme auquel on s’alimente peut perturber ou pas notre métabolisme. Parce qu’on saute des repas, parce qu’on expédie sa pause de midi, parce qu’on se goinfre à 17 h en ingurgitant tout ce qui nous passe sous le nez. Des changements d’habitudes alimentaires qui détraquent notre horloge interne et qui sont passés à la loupe. «On n’est pas sûr qu’il y ait un lien direct mais on a l’impression, d’après plusieurs données scientifiques observées chez l’animal, que plus notre rythme naturel est déréglé, par nos activités et notre alimentation, plus il y a de désordres métaboliques comme l’élévation du cholestérol, l’obésité, l’hypertension ou le diabète, explique le Dr Tinh-Hai Collet, Dans les études les plus solides chez l’humain, on voit que les gens qui travaillent de nuit ou font des horaires 3x8 h, ont plus de problèmes métaboliques, d’infarctus ou d’attaques cérébrales. Ils pourraient même mourir plus jeunes.» Via une application smartphone, chaque participant de l’étude SwissChronoFood prend en photo ce qu’il mange et boit, moins pour se focaliser sur les calories que pour savoir l’heure à laquelle il mange. «Cette approche du rythme alimentaire correspond à une demande de plusieurs patients: plutôt que de les laisser errer sur internet, nous devons récolter des données scientifiques pour obtenir des conclusions plus solides et mieux les conseiller ensuite.»

Au-delà du poids

Si l’étude SwissChronoFood s’intéresse à l’utilité de la chrononutrition en lien avec les différents problèmes métaboliques (ndlr: poids, lipides, cholestérol, pression artérielle, glycémie), le Dr Tinh-Hai Collet n’exclut pas que ses résultats puissent être utiles à d’autres champs médicaux. «Certains collègues oncologues s’intéressent au rythme de l’alimentation en lien avec un traitement de chimiothérapie. Ce qu’on sait à ce jour, c’est que la chrononutrition pendant la chimiothérapie ne va pas changer le devenir d’un cancer du sein par exemple, mais pourrait améliorer un peu la tolérance au traitement. Scientifiquement, c’est à peu près tout ce qu’on sait, explique le spécialiste. Des collègues psychiatres s’y intéressent également pour certaines maladies psychiatriques où les patients ont un rythme inversé et ne dorment plus. On sait que la schizophrénie ou la dépression grave influencent le rythme de sommeil, mais on se pose aussi la question du lien éventuel avec les problèmes alimentaires parce que beaucoup de ces patients-là prennent énormément de poids avec la maladie et leurs traitements.»

Des pistes encourageantes soutenues par les nutritionnistes, convaincus de l’importance de l’alimentation, forcément. «Il y a des choses à faire en tant que nutritionniste pour aider les personnes malades à mieux supporter les traitements, en augmentant la densité nutritive, soutenant le foie et le système digestif, et en réduisant l’exposition aux facteurs environnementaux comme les pesticides, reconnaît Birgit Boislard, Pour moi, l’alimentation, c’est 80% de la prévention de toutes les maladies chroniques.» A méditer face à son assiette

Chrononutrition et sclérose en plaques

Une étude sur les liens entre la sclérose en plaques (SEP) et la chrononutrition débute actuellement au CHUV, avec le soutien de la Société suisse de sclérose en plaques. Trois questions à la Dr Caroline Pot, du Service de neurologie du CHUV. 

Pourquoi cette étude? 

En tant que neurologue je m’intéresse aux facteurs environnementaux, dont l’alimentation, et leur influence sur le développement de la SEP, une maladie auto-immune conduisant à des déficits neurologiques. Les patients atteints de cette maladie se posent beaucoup de questions par rapport au rôle de l’alimentation, mais nous avons encore peu de preuves scientifiques pour leur répondre. En s’associant à l’équipe qui mène l’étude SwissChronoFood, l’idée est d’appliquer les outils qui sont utilisés pour l’obésité aux patients atteints de SEP. Nous pourrons ainsi évaluer si le moment où ils mangent peut influencer l’évolution de la SEP, en corrélant par exemple les habitudes alimentaires avec le taux de poussées neurologiques. 

Les dérèglements du rythme alimentaire auraient un lien sur le développement de la SEP? 

Nous sommes aux balbutiements de la recherche étudiant cette question. Il y a peu d’études sur le rythme alimentaire, alors qu’on sait que les personnes travaillant de nuit ont un risque augmenté de développer une SEP. 

Est-ce qu’il y a une demande des patients? 

Oui, les patients atteints de SEP sont très intéressés par la nutrition au sens large. Pendant longtemps ce champ a été laissé aux médecines parallèles, mais maintenant dans les congrès médicaux internationaux, on observe de plus en plus d’intérêt pour ce domaine. Notre travail portera plus spécifiquement sur le rôle de la «chrononutrition» sur l’évolution de la maladie.